Didier Daeninckx
par David Declercq, Maîtrise SID (juin 2002)

I. Sources politiques et historiques au service de l'écriture

    I.1 Une biographie nécessaire

Didier Daeninckx est né en 1949 à Saint-Denis. Il appartient à une famille d’ouvriers qui a été marquée par l’histoire : son arrière grand-père belge, déserteur des années 1870, fuyant les tribunaux militaires a amené les Daeninckx en France. Le grand-père a lui aussi déserté en 1917. Cet acte de rébellion lui a coûté la vie. Du côté maternel, il a reçu un certain goût pour le militantisme avec un grand-père communiste et une mère ouvrière engagée contre le colonialisme et le fascisme.

Didier Daeninckx a été un brillant élève mais n’a pas gardé un bon souvenir de l’école à laquelle il reproche une violence qui s’exerçait du côtés des enseignants comme du côté des élèves. Il ne se reconnaît pas dans la promotion sociale " offerte " aux enfants de prolétaires : instituteurs, comptables ou secrétaires. En 1966, Didier Daeninckx est renvoyé du lycée d’Aubervilliers après une demie-heure de cours. Il trouve ses références hors de l’école, dans les organisations de jeunesse liées au Parti communiste. Il y a reçu une éducation politique, et y a acquis les connaissances historiques et la culture auxquelles il continue de se référer malgré une attitude critique manifeste dès le début de son engagement politique.

De 1966 à 1977, il exerce le métier d’ouvrier imprimeur qu’il a appris sur le tas. Cette expérience, qui l’atteint physiquement et moralement, est à l’origine de sa décision d’écrire. Il ne supporte pas le caractère répétitif de son travail et tente de détourner les outils qui le contraignent en réalisant, avec les matériaux de l’imprimerie, des collages et des sculptures (" pendant un an, j’ai imprimé le même formulaire (…) je venais au boulot dans un état de folie, d’échec. Pendant des mois comme ça, c’est le sentiment total de l’inutilité (…) la seule façon a été d’écrire des pages qui étaient toutes différentes, donc d’écrire un roman où on n’écrit pas une ligne qui soit pareille à celle qui précède "). Surtout, il éprouve le besoin de produire un texte porteur de sens. En 1977, Didier Daeninckx se met au chômage et rédige son premier récit : Mort au premier tour. Il envoie son manuscrit à dix éditeurs dont neuf signifient rapidement leur refus. Le 10ème, les éditions du Masque, ne répond pas. Ayant abandonné l’imprimerie, il fait un travail d’animateur culturel : il passe des films devant les publics de jeunes, met en place des ateliers, organise des spectacles. Puis il devient journaliste localier à Villepinte, activité qu’il considère comme une véritable formation à l’écriture.

Durant toute cette période, il reste proche du PCF et ne s’en éloigne qu’au moment des élections présidentielles de 1981, lorsqu’il voit des cadres et des élus communistes inciter discrètement les électeurs à voter pour Valérie Giscard d’Estaing de crainte de voir disparaître le parti si la Gauche arrive au pouvoir.

En 1982, les éditions du Masque acceptent de publier Mort au premier tour, qu’il avait envoyé en 1977 : un nouveau directeur a changé l’orientation du choix des textes. En 1984 paraît Meurtres pour mémoire, qui reçoit la même année le prix Paul Vaillant-Couturier et en 1985 le grand prix de la littérature policière. Didier Daeninckx est désormais un écrivain reconnu.

Plusieurs de ses ouvrages ont été publiés dans des collections destinées à la jeunesse (Syros-Souris Noire, " Page Blanche " chez Gallimard, Flammarion). Depuis 1985, il a obtenu de nombreux prix (prix populiste, prix Goncourt du livre de jeunesse….) et en 1994 la Société des Gens de Lettre lui a décerné le Prix Paul Féval de Littérature Populaire pour l’ensemble de son œuvre.

L’écrivain travaille également en tant que journaliste à Amistia.net, un quotidien en ligne d’information et d’enquêtes.

    I.2 Une bibliographie orientée

    Didier Daeninckx dit de son œuvre que le thème qui lie tous ses écrits est la marque du passé dans le présent.

    Les romans

    Une série de récits constitue le cycle Cadin. L’inspecteur enquête dans quatre romans : Mort au premier tour (1982 éditions du Masque puis réécrit et republié en 1997 chez Denoël), Meurtres pour mémoire (1984, Gallimard/Folio), Le Géant inachevé (1984, Gallimard/Folio), Le Bourreau et son double (1986, Gallimard/Folio), et un recueil de nouvelles : Le Facteur fatal (1990, Denoël et Gallimard/Folio).

    Chacun des autres personnages d’enquêteurs n’apparaît que dans un seul roman. Dans le Der des ders (1985, Gallimard/Folio), René Griffon découvre la lâcheté et le cynisme criminels d’un officier pendant la guerre de 14-18. Dans Métropolice (1985, Gallimard/Folio), la commissaire Michèle Fogel (seule femme détective de l’œuvre de Didier Daeninckx) met fin à une terreur collective de l’attentat dans le métro sans pouvoir empêcher l’exécution par la police d’un fou irresponsable. Patrick Farrel " nègre " littéraire est le héros de Play-Back (1986, Gallimard/Folio) et assiste en témoin impuissant à l’assassinat économique de la Lorraine.

    Dans La Mort n’oublie personne (1989, Denoël/Folio), un historien reconstitue le procès truqué au cours duquel les notables anciens collaborateurs ont réussi à faire condamner pour meurtres des résistants. Les héros de A Louer sans commission (1991, Gallimard) tentent de comprendre l’histoire d’un de leurs voisins, un vieil homme qu’on a emmené dans un hôpital psychiatrique et qui, par mythomanie, a mêlé dans ses récits le vrai et la fiction. Ce personnage incarne le destin du 19ème arrondissement de Paris, ancien quartier populaire auquel des promoteurs s’efforcent avec succès de faire perdre son âme. Le but de l’enquête dans le récit Les Figurants (1995, Verdier) est de retrouver l’origine et l’auteur d’un film, son résultat et la découverte d’un cinéaste tortionnaire, ancien nazi qui a filmé l’agonie de ses victimes. Le Héros de Nazis dans le métro (1996, éditions Baleine) est Gabriel Lecouvreur dit Le Poulpe, comme le veut la règle de la collection. Intrigué par le meurtre d’un grand écrivain méconnu, il enquête et découvre l’existence d’un réseau rouge-brun où s’agitent des nationalistes croates, des communistes douteux, des fascistes et des antisémites venus de divers horizons. Un Château en Bohème (1996, Denöel et Gallimard/Folio) est le moins " noir " des romans de Daeninckx : François Novarek, ancien journaliste de Libération devenu détective privé, parvient à retrouver à Prague la trace d’un écrivain français disparu et à faire arrêter ceux qui l’ont assassiné. A la fin, Novarek découvre sa propre identité. Cannibale, paru en 1998 aux éditions Verdier, n’est pas un roman policier mais un récit de suspense fondé sur des faits réels : les organisateurs de l’Exposition Coloniale de 1931 ont montré au public, dans le zoo de Vincennes, un enclos grillagé où étaient enfermés des Kanak qu’on présentait comme des animaux.

    Les nouvelles

    Les recueils de nouvelles sont en général centrés autour d’un thème. Ce thème peut être :

    - un lieu comme dans Hors Limites (1992, Juillard et Folio), ensemble de trois récits dont chacun se passe dans le quartier périphérique d’une grande ville, au bord d’un fleuve (la Seine, la Tamise, l’Escaut) ;

    - un phénomène social, la télévision fait l’objet de satires percutantes dans Zapping (1992, Denöel et Folio) ;

    Des types de personnages comme ceux de En marge (1994, Denoël et Folio), recueil qui présente une série de portraits-récits de vie de marginaux et d’exclus. On trouve dans le dernier texte de En marge : souvenirs rectangulaires une des rares évocations autobiographiques de l’œuvre de Didier Daeninckx. Passage d’enfer (1998, Denoël) et Main courante (Verdier, 1994) sont des collections d’histoires qui fonctionnent à la façon de " brèves " chères à l’inspecteur Cadin : chacune présente un cas extrême de l’absurdité du fonctionnement de la société.

    Les textes écrits spécialement pour la jeunesse

    La fête des mères (1986, Syros), Le chat de Tigali (1988, Syros), bien que destinés aux enfants, ne sont pas moins " noirs " que les récits pour les adultes, même si la violence et le racisme s’y manifestent de manière plus indirecte.

    La couleur du noir (1998, Gallimard, " Page Blanche ") est un récit policier sur le milieu des écrivains et des éditeurs de polars, dont l’atmosphère est détendue par l’ironie et un bel effet de chute.

    Toute l’œuvre de Daeninckx s’est construite sur un triptyque : d’une part, la force de son regard à travers son insolence, ainsi que le souci du détail, parce qu’ " il est le rappel constant de la réalité dans la fiction ", et enfin la vivification de la mémoire que la modernité s’acharne à nier.

    II. Récurrences de l'écriture

      II.1 Fiction et Histoire

      L’écrivain dit du roman noir qu’il en écrit pour " gratter la surface des choses, y trouver ce qui dérange et que l’on voudrait oublier… "

      La fiction policière et la réflexion historique sont indissociables de l’œuvre de Didier Daeninckx. L’Histoire n’est pas un décor et le récit ne sert pas de prétexte narratif à un cours de civilisation. L’enquête dévoile l’implication du parcours individuel des personnages et des manœuvres du pouvoir.

      Dans Le Der des Ders, le détective privé Griffon est contacté par le Colonel Fantin de Larsaudière : celui-ci se dit victime d’un maître-chanteur qui menace de révéler les nombreuses incartades de son épouse. Au cours de l’enquête, le détective rencontre un soldat qui lui raconte un épisode peu glorieux de la Première Guerre Mondiale. En 1916, la France a demandé de l’aide à ses alliés russes qui lui ont envoyé d’anciens serfs, expédiés en Champagne et bientôt mutinés contre leurs officiers. Le Colonel et son régiment sont chargés de les soumettre. Après leur défaite, les Russes survivants sont affectés à des bataillons disciplinaires en Afrique ou renvoyés aux blancs qui les fusillent. Les soldats français victorieux se retrouvent à l’avant du front d’où le commandement espère qu’ils ne reviendront pas raconter leur mission précédente. Leur régiment, le 296e, sera le plus décoré de la guerre et celui on l’on comptera le plus de pertes humaines.

      Griffon apprend un peu plus tard la responsabilité du Colonel dans un autre épisode où sa lâcheté a coûté le vie à de nombreux soldats, épisode qu’il s’est efforcé de tenir secret en essayant de supprimer le seul témoin. Griffon s’aperçoit que le chantage dont est victime le colonel porte, non sur la conduite de sa femme, mais sur ce moment peu reluisant de sa carrière militaire, et qu’il tente d’utiliser le détective de deux manières : pour mettre la main sur son maître-chanteur, et pour lui servir de témoin de décharge dans l’assassinat de sa femme, qu’il a combiné depuis longtemps dans le but de récupérer la fortune de celle-ci. Le colonel tente d’arrêter Griffon mais le détective continue son enquête. Exécuté par des hommes de main du colonel, Griffon meurt avant d’avoir pu divulguer la vérité qui restera secrète. Le roman finit donc par un encadré de journal qui annonce l’édification d’un monument aux morts en la présence honorifique du Colonel.

      Le détective a été lancé dans l’enquête par un dessinateur qui prétend rechercher la vérité, et découvre ce qu’on voulait lui cacher grâce à des personnages qui sont du même bord que lui. Cela aussi, il le comprend pendant ses recherches : il ne peut pas, comme il l’a fait jusque-là, rester dans une position de repli cynique par rapport à l’Histoire, il fait partie de ceux à qui on a menti et qui ont servi de chair à canon. C’est cette découverte qui le fera aller jusqu’au bout de l’enquête, au prix de sa vie.

      La réalité, seul le lecteur du roman la connaît : elle ne surgira jamais dans la version officielle de l’Histoire car le coupable, c’est la classe dirigeante. L’arme du crime, c’est la manipulation de la vérité. Le crime est forcément parfait puisque ceux qui le commettent sont les juges et les exécuteurs de la justice, ceux qui possèdent les outils du pouvoir et de la communication. Ainsi se rejoignent la fiction policière et l’Histoire.

      Mais, à la différence du récit policier classique, le roman noir ne peut pas finir sur la révélation de la vérité. Le monde n’est pas en ordre à la fin car les forces du pouvoir sont intactes, le détective vaincu est le seul à posséder une vérité qu’on l’empêche de faire connaître. Dans la plupart des romans de Daeninckx, les détectives finissent mal : assassinés comme Yves Guyot et Londrin dans Lumière noires, démissionnaires comme Michèle Fogel dans Métropolice, mutés comme Cadin dans chacun des récits où il enquête.

      La seule voix qui reste pour parler d’eux, c’est celle du romancier, dans la fiction. Le rôle du lecteur est celui de témoin de cette Histoire criminelle. Ce lien permanent avec l’Histoire permet la mise à jour de galeries souterraines inconnues du grand public, la parole y étant donnée à ceux qui d’ordinaire n’ont d’autres choix que de se taire.

      II.2 La structure narrative face à la mémoire

    " En oubliant le passé, on se condamne à le revivre " dit Dider Daeninckx. Il écrit des polars pour " rappeler aux gens ce qu’est la vie ".

    En fait, il utilise les techniques de ce genre pour parler d’un univers passé qui le passionne. Le roman policier fonctionne toujours sur le passé : on a tué quelqu’un, alors on revient en arrière pour découvrir qui est l’assassin et pourquoi. C‘est ce travail sur la mémoire qui le passionne.

    Dans un roman policier, le lecteur est en effet tiré vers la fin comme si cette fin possédait un poids beaucoup plus grand que les autres parties du livre. Par les effets de la chronologie inversée du roman noir, il s’agit pour l’enquêteur de reconstituer en partant de la fin une histoire qui s’est déjà déroulée dans l’autre sens, de reconstruire par la logique une succession chronologique. La dynamique temporelle est doublée par une dynamique explicative.

    Les romans de Didier Daeninckx correspondent à cette structure, dont ils amplifient même l’effet.

    Par le rôle de l’Histoire d’abord, René Griffon, le détective de Le Der des Ders, en comprenant les intentions réelles de son client, découvre deux épisodes de la guerre 14 qui renversent complètement les mensonges officiels. La révélation d’une vérité sur un fait individuel aboutit à une seconde enquête sur un événement collectif. Cette double détente de l’intrigue accentue le dynamisme de la narration parce qu’elle renouvelle la curiosité du lecteur et approfondit son champ d’exploration.

    Par ailleurs une structure narrative complexe, fondée sur un système d’échos entre plusieurs périodes est souvent utilisée par Didier Daeninckx pour créer une tension supplémentaire chez le lecteur. Cet effet est d’autant plus marqué que les moments sont plus éloignés les uns des autres dans le temps. Le bourreau et son double présente de front le récit d’une enquête située dans les années 80 et celui d’évènements qui se déroulent durant la guerre d’Algérie. Dans La Mort n’oublie personne l’action se déroule sur 3 axes temporels : 1944, 1963 et 1988, procédé qu’on retrouve dans Meurtres pour mémoire.

    Ce système compliqué n’entraîne aucune difficulté de lecture parce qu’il est désigné clairement par l’auteur, pour faciliter la compréhension de l’intrigue mais aussi pour donner à voir ce qui est important : les liens qui relient l’actualité à l’Histoire.

    Le Bourreau et son double fait alterner les chapitres en caractères romains qui correspondent au moment de l’enquête de Cadin et les chapitres en italiques dont l’action se passe pendant la guerre d’Algérie. Le lien entre les deux axes temporels constitue une énigme supplémentaire qui suscite la curiosité du lecteur. La fin de l’histoire donnera la clé des deux mystères.

    Dans La Mort n’oublie personne la narration enchâsse deux histoires. Le récit cadre, situé en 1988, est fait à la première personne par un narrateur historien, Marc. Celui-ci enregistre les propos d’un ancien résistant, Jean Ricouart, qui rapporte ce qu’il a vécu en 1944. Le récit est bâti sur une alternance régulière de fragments des deux histoires à une exception près : un passage situé deux pages après le début du roman, qui raconte les évènements situés en 1963 - la mort du fils de Jean Ricouart. Le lien de ces quinze pages avec le personnage de l’ancien résistant est donné d’emblée : son enfant, âgé de quinze ans, se suicide de honte parce que ses camarades de classe l’ont traité de fils d’assassin. La version donnée par les professeurs et deux élèves témoins sera celle d’un accident, et c’est cette explication qu’on fournira à la famille. Le rôle du narrateur, Marc, ne sera livré au lecteur qu’à la fin : il a été le témoin actif de la scène qui a poussé au suicide de son condisciple, et le complice du mensonge officiel. Il révèlera au père, Jean Ricouart, l’hypocrisie des institutions et sa propre lâcheté. Le fragment hétérogène du début fonctionne comme un appel lancé du commencement du texte vers sa fin : il tend la relation entre les deux frontières du récit.

    Le système narratif le plus complexe apparaît dans Meurtres pour mémoire où un triple axe temporel visse le suspense, lui donne le " tour d’écrou " recherché par Henry James. L’enquête policière, dirigée par Cadin dans les années 80, révèle l’existence d’une autre enquête menée par la victime, Bernard Thiraud, à partir de recherches historiques sur la ville de Drancy entreprises par son père, Roger Thiraud. Ce dernier a été tué " accidentellement " au cours des manifestations pour l’indépendance de l’Algérie qui se sont déroulées à Paris en 1961. Cadin découvre que cette mort est un assassinat commis par un membre des RG et commandité par les hauts fonctionnaires français qui craignent de voir dévoilé par Roger Thiraud leur responsabilité dans les déportations à Drancy.

    La manifestation de 1961 crée des conditions favorables à son exécution et la mort sera imputée aux Algériens : coup double. Cadin s’aperçoit également que Bernard Thiraud, la victime de l’enquête dont il est chargé, a été tué vingt ans après pour les mêmes raisons, parce qu’il était en train de comprendre l’importance des découvertes de son père. Dans ce roman, l’approfondissement du champ temporel de l’intrigue met en jeu la mémoire du lecteur.

    En prenant conscience des lieux entre les moments de la fiction, il renoue ceux des périodes d’Histoire. Cette mémoire est indispensable non seulement dans un souci de justice mais aussi pour lutter contre les forces de l’oppression car ceux qui ont le pouvoir se souviennent de tout. Oublier, c’est accepter d’être manipulé.

    Le choix des structures narratives qui mettent en jeu la mémoire du lecteur et celle du citoyen est donc idéologique : la mémoire doit être visible. Les titres, la composition, l’écriture des récits sont des moyens d’exprimer une pensée politique.

      II.3 Une géographie ciblée

    Dans l’œuvre de Didier Daeninckx, ce qui compte le plus pour lui réside dans le travail préparatoire à l’écriture, les rencontres, les recherches et les voyages qu’il peut faire.

    Les lieux des différents récits y constituent un univers de références. Cet univers est d’abord celui de la ville parce qu’elle est l’endroit où se concentrent les pouvoirs. On peut aussi supposer que c’est parce que l’écrivain s’y sent bien : la campagne est rarement évoquée. Le Marais Poitevin, où se déroule une partie de l’action de Nazis dans le métro est découvert de nuit en une vision sinistre. Certaines villes ne sont pas mieux traitées : quand Cadin quitte Hazebrouck à la fin du roman Le Géant inachevé, c’est avec l’intention de ne jamais y revenir. A Strasbourg, l’inspecteur évolue au centre, où se situent le commissariat et les cafés branchés, dans les environs de son enquête. Les enquêtes sont des itinéraires qui mènent le détective jusqu’aux maisons où de trouvent les origines du crime, car c’est là que se tient le pouvoir.

    Si des lieux divers sont présents dans l’intrigue, ils ne jouent pas des rôles équivalents dans les récits. On sent une plus grande inspiration dans les cités ouvrières que dans les demeures de notables. Ce choix est permanent dans son œuvre.

    Les lieux de prédilection de Daeninckx sont ceux où l’Histoire du travail et son utilisation par le capital se lisent dans le paysage. L’action principale de Play-Back n’est vraisemblablement pas l’intrigue policière mais le démantèlement des usines. En faisant disparaître ces derniers, on nie deux destructions : la première, au moment où l’industrie, en s’installant, a modifié tout le paysage et la seconde, celle de l’époque du roman, par laquelle on détruit les témoignages de la vie et de la lutte des ouvriers. La dureté de la description est alors à l’image de l’âpreté de leurs combats.

    Par ailleurs, ces descriptions d’endroits insalubres ou indignes renvoient de la part de l’écrivain à un choix esthétique, au delà de la politique. Il crée une sorte d’ " anti-topos " de la littérature : la beauté des paysages industriels. La poésie de ces descriptions vient d’une réelle attirance pour les machines, les usines, aéroports…(cf. Lumière noire)

    Ces lieux de concentration industrielle se trouvent presque toujours dans la banlieue, là où sont aussi implantées les cités ouvrières : le capital industriel maintient dans l’environnement des usines ceux qui y travaillent.

    La géographie de Didier Daeninckx se caractérise également par une orientation vers le Nord. Dans Le Facteur fatal, Cadin fait le trajet Sud-Nord pour mener à bien son enquête. Dans La Mort n’oublie personne, le Nord est constitué de deux territoires ennemis : celui des notables de Saint-Omer et celui des gueules noires du pays minier. L’opposition des lieux se retrouve dans beaucoup de romans. Les inspecteurs et les commissaires travaillent et vivent dans des locaux ternes ; la beauté est réservée aux bureaux des notables où la moquette épaisse, le mobilier minimaliste ainsi que les tableaux artistiques donnent une impression de l’art comme représentation immédiate du pouvoir.

    La cassure spatiale intervient dans un de ses derniers récits : Cannibale. On y voit (et le fait est historiquement attesté) des Kanak montrés comme des animaux, au zoo de Vincennes. D’un côté, les humains " à part entière ", de l’autre, les " sous-hommes " que l’on maintient derrière des grilles.

    La modernité de son œuvre réside pour une grande part dans cette intuition du rôle de l’espace dans l’Histoire : il s’agit des populations déplacées, enfermées dans des quartiers devenus ghettos, des ouvriers dépouillés des lieux de leur mémoires collectives qui sont les victimes de l’Histoire et des histoires racontées par Didier Daeninckx. En fait, le temps s’inscrit dans " l’espace qui conserve la mémoire des crimes dont on ne parle pas ".

     

    III. Intentions et combats

    III.1 Réalisme de l’écrit et mythologie du réel

    Le rôle des lieux dans l’élaboration de ses romans est une indication sur la manière dont l’œuvre de Didier Daeninckx s’inscrit dans le réalisme.

    Les fragments du réel que l’écrivain intègre dans la narration n’ont pas pour seule fonction de renforcer l’illusion de réalité indispensable au fonctionnement du policier, ils constituent aussi l’univers imaginaire de la fiction. Par exemple, quand les références musicales de l’enquêteur rencontrent celles d’un personnage, c’est un indice pour dire qu’ils appartiennent au même camp dans l’organisation de l’intrigue (cf. Mort au premier tour).

    On retrouve également cette précision des références dans la description des objets. Dans plusieurs romans, l’écrivain va jusqu’à faire mention de marques de produits… Les objets en eux-mêmes ne constituent pourtant pas un sujet pour lui. Leur fonction consiste à présenter une image concrète de la manière dont les personnages s’insèrent dans la vie sociale. Un certain nombre de nouvelles constitue une sorte d’apologue. Ses narrations courtes sont souvent proches de la fable, et d’une manière paradoxale, justement parce qu’elles mettent en relief un aspect particulier de la réalité. La nouvelle Passage d’enfer ramasse en une soirée toute l’histoire des soixante-huitards convertis aux délices du pouvoir et de l’argent…

    Si l’on perçoit mieux dans les récits courts que dans les romans le caractère d’apologue des textes de Didier Daeninckx, c’est probablement à cause de la concentration des effets qui est le propre de la nouvelle. Toute son œuvre est marquée par le même type de réalisme : UN TRAVAIL SUR LE REEL SOUS-TENDU PAR UNE VISION POLITIQUE DE SON FONCTIONNEMENT.

      III.2 Une écriture pour l’engagement ou simple devoir de mémoire ?

    On dit de Didier Daeninckx qu’il est un écrivain politisé qui s’engage à travers ses écrits. Pourtant, celui-ci se refuse à tout engagement en tant qu’écrivain et va même jusqu’à déclarer que c’est totalement hors de son propos et hors de son projet : " Je me débats avec ma propre histoire dans mes romans. Je me débats vraiment avec ce qui m’est arrivé, ce qui est arrivé aux miens et ce qui est arrivé à tout un tas de gens qui ont privés de paroles ".

    Didier Daeninckx a en fait l’impression que l’on nous fait vivre dans une fiction, et cette fiction ou mensonge lui est insupportable. Il ne pense pas au public lorsqu’il rédige un roman ou une nouvelle, pour lui cela reste une donnée " abstraite ".

    Au delà d’une quelconque rébellion à caractère politique, on peut donc dire que l’œuvre de Didier Daeninckx prend une signification plutôt inattendue : celui-ci parvient à écrire lorsque l’Histoire avec un grand H rencontre sa petite histoire à lui. Là se trouve la clé d’interprétation des ses livres.

    C’est donc bien dans une optique de mémoire qu’il faut se représenter ses écrits : l’écriture est survenue parce qu’il avait envie de redonner une présence aux gens qui nous ont précédés et qu’il aimait bien, car ils ont laissé des traces fortes, mais ils n’ont pas pu s’exprimer ; de ce fait on leur avait un peu volé leur vie. " Les ranimer, ce n’était que leur rendre hommage… "

     

    Conclusion

    Didier Daeninckx dit qu’il écrit " pour comprendre où il est tombé ". Force est de constater que de quelle manière que ce soit, l’écriture de celui-ci reste très particulière : par la création d’une géographie littéraire, par la réussite de l’évocation des fragments du réel, il crée une sorte de mythologie réaliste dont les hauts lieux sont les territoires du travail ouvrier ; les objets sacrés, ceux qui constituent la matière de la vie quotidienne ; les héros, ceux qui cherchent une vérité à l’envers du mensonge et de l’oubli.

    Une des démarcations qui se fait avec beaucoup d’écrivains de policier réside dans le fait que dans son univers, il n’y a pas de pessimisme radical sur la nature humaine. L’amour, l’amitié, l’affection entre parents et enfants existent : les sentiments n’y sont pas détruits par la violence de la société.
    David Declercq (06/2002)

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